Un texte de Raymond Viger publié sur Reflet de Société | Dossier Culture et Médias

Sylvain Turner avait 14 mois au moment du décès de son père dans un accident d’automobile. En raison de la dépression de sa mère qui s’en est suivie, il a été élevé par ses grands-parents, à Saint-Alexis-des-Monts, en Mauricie, le pays de Jacques Ferron. Son grand-père était un valeureux bûcheron et draveur, que Sylvain suivait partout. « À cinq ans, me promener seul dans le bois et aller pêcher, c’était normal », souligne ce gaillard qui a vite appris à se débrouiller dans la nature.

À l’âge de huit ans, Sylvain revient vivre définitivement chez sa mère, à Montréal. Il découvre alors le premier artiste qui lui donnera le goût d’écrire : Yvon Deschamps. « À l’époque, j’écrivais des monologues et des histoires dans mes cahiers d’écolier. Je jouais aussi à être un auteur en retapant des pages du dictionnaire à la machine à écrire. »

Ado, il s’est marginalisé. « Je me suis demandé si d’être au monde était une erreur. » Mais pas question de s’apitoyer sur son sort. « J’ai fait un choix, celui de me construire la meilleure vie possible, malgré la perte du père et tout ce que cela impliquait. » Lorsqu’il a écrit ses premiers poèmes, au sortir de l’adolescence, il s’est mis à fréquenter des marginaux positifs, tels que Denis Vanier et Lucien Francoeur.

L’auteur jouait aussi au hockey. « J’étais le seul qui se rendait à pied à l’aréna sans être accompagné de son père. » Son coach était le journaliste sportif du Journal de Montréal, Ghyslain Luneau. « Ghyslain m’a adopté. Il était comme un grand frère pour moi, et c’était génial de lire ses articles dans le Journal. »

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Sylvain Turner. Photo : Fairouz Oudjida

Ghyslain l’invite à un tournoi de golf qu’il préside pour une cause caritative à Malartic. « Mon employeur de l’époque n’a pas voulu me donner congé, je n’ai donc pas pu m’y rendre », raconte-t-il. Or, le vendredi soir de cette fameuse fin de semaine de golf, sa mère l’attendait pour lui annoncer une mauvaise nouvelle. Ghyslain Luneau venait de mourir au volant de sa Mazda 7 après avoir percuté de plein fouet un poids lourd sur la route de l’Abitibi.

« L’automobile m’avait enlevé mon père, maintenant elle me prenait un grand frère », raconte Sylvain, ému. « Je ne voulais pas le croire. J’ai passé la nuit à attendre la publication du Journal de Montréal. » Aux petites heures du matin, la page couverture confirmait le décès de son coach et ami, à l’âge de 28 ans. « Je devais être avec lui pour ce voyage. Si j’avais eu mon congé, je serais peut-être mort dans cet accident, moi aussi. »

Le journalisme

À 17 ans, il amorce une carrière de journaliste. La plume ne le quittera plus jamais. D’une façon singulière et propre à lui, il manie les mots pour en faire des allégories dans tous les styles.

C’est Yves Parenteau, à l’époque rédacteur en chef au Journal de Rosemont, qui donne à ce fougueux ado ses premières occasions de rédaction. « Une chronique sur les activités sportives du Collège de Rosemont. Je m’attendais à recevoir des textes d’un hockey bum », raconte l’éditeur les yeux enflammés quand il décrit cette relation professionnelle avec le jeune journaliste. « Il amène sa fibre poétique dans tous ses écrits. Le sport raconté avec une histoire », ajoute Yves.

« Au début j’étais bénévole et on me volait littéralement mes textes », se remémore le journaliste. Sa chronique sportive arborait le nom d’un commanditaire sans nommer son auteur. Un jour, l’éditeur lui demande de couvrir une conférence de presse du premier ministre Robert Bourassa. « Si je suis assez bon pour couvrir le premier ministre, je suis assez bon pour être payé. » Depuis ce jour, avec le soutien de son rédacteur Yves Parenteau, il a pu commencer à signer ses chroniques et à être payé pour son travail.

De chroniqueur sportif à poète, l’écrivain touche à tout : la rédaction publicitaire, l’adaptation de cartes de souhaits, la traduction de communications d’affaires… tout en travaillant dans un CHSLD et en réalisant des études de baccalauréat et de maîtrise en études littéraires à l’UQAM!

C’est ainsi que, malgré son jeune âge, Sylvain hérite du titre du meilleur reporter de Yves. Peu importe le style ou le sujet à développer, Yves pouvait compter sur la plume sensible et magique de son jeune poulain. Le chroniqueur fut honoré de toutes sortes d’affectations, sans aucune restriction. Sylvain avait cette façon particulière de poétiser les événements, de les rendre vivants et de parsemer quelques émotions à travers ses textes, comme l’aurait fait le Petit Poucet avec ses cailloux.

Ils sont demeurés de grands amis. C’est une des caractéristiques de l’auteur : il collectionne les amitiés. Lucien Francoeur, Denis Vanier, François Charron, Claudine Bertrand… Lucien et Claudine ont eu l’occasion de lui enseigner. Or, combien d’étudiants continuent à entretenir des relations amicales avec leurs enseignants au fil des décennies? « Denis Vanier était mon idole en poésie quand j’étais jeune, et j’ai eu la chance de me lier d’amitié avec lui. Il avait une sympathie particulière pour moi, sans doute parce qu’il avait reconnu l’influence qu’avait eu son œuvre sur moi à la lecture de mon premier recueil, en 1990. »

C’est son empathie et la joie de vivre que Sylvain dégage qui lui permettent de se lier facilement d’amitié avec les gens. Une grande écoute de l’autre, sans aucun jugement, lui permet d’établir une relation de qualité. « Je m’intéresse aux autres. Je ne suis jamais en compétition avec eux. Quand je compétitionne, c’est contre moi-même », nous raconte celui qui a choisi d’être heureux, malgré les difficultés de la vie.

Les hauts et les bas

Une vie digne d’une montagne russe. Tel le phénix qui renaît de ses cendres, l’artiste reprend son envol sans s’apitoyer sur son sort. Parce que Sylvain Turner est un battant.

Une tendre honnêteté le berce pour s’assurer de toujours dire ce qu’il pense. Il ne peut rien refouler. Il dit ce qu’il a à dire. L’assertivité est l’art de faire passer un message difficile sans passivité et sans agressivité, ce que le chroniqueur maîtrise à la perfection.

Infatigable travailleur, il court sa vie comme tous les marathons auxquels il participe. Pour le rencontrer, il faut le traquer entre deux marathons. Sa conjointe, la soprano Fairouz Oudjida, nous raconte que rien ne peut l’arrêter et que rien ne traîne avec Sylvain. « Il termine son marathon malgré les blessures. Il en a couru un alors qu’il souffrait d’une fracture de stress au tibia. Trois semaines avant l’événement, le médecin lui disait qu’il en aurait pour des mois d’inactivité. C’était mal connaître son patient. »

Pour payer ses études, il devient aide en alimentation dans un CHSLD. Débordant de générosité, plus d’un quart de siècle plus tard, au début de la pandémie, il répond à l’appel à l’aide du gouvernement et retourne travailler dans un CHSLD. Confronté au manque d’équipement de protection individuelle et l’absence de mesures de distanciation, il quittera après quelques semaines. Prêt à aller à la guerre, mais avec les armes adéquates. Une grande déception d’apprendre que son gouvernement envoie des soldats au front sans les équiper en conséquence. « Je me suis toujours méfié du pouvoir, et je me désole de voir les Québécois appuyer massivement un parti politique comme s’il s’agissait d’une équipe de hockey. C’est dommage de se priver d’une opposition forte. Plus un gouvernement est majoritaire, plus il devient totalitaire. »

La plume du phénix

« Sylvain est un pirate heureux qui a le goût des excès. Il aime le risque. » Une description que le poète François Charron fait de son ami de longue date.

« Ses écrits méritent de trouver leur place dans le monde de l’édition », souligne François. Un grand éditeur voulait le publier. Malheureusement il n’a pas pu le prendre, ayant une trop grande liste de publications en attente.

Le commentaire de Simon-Claude Gingras, correcteur aux Éditions TNT, influencera la décision de publier le recueil de poésie In extremis. « Si tu n’as qu’un seul livre de poésie à lire cette année, c’est celui-ci. »

Pour François Charron, « la singularité des écrits de l’écrivain passe par le mal de vivre, sa singularité, sa révolte. » N’a-t-on pas déjà dit que les plus grands écrits trouvent leurs racines dans la souffrance de leur auteur?

Sa conjointe, Fairouz Oudjida, souligne ces extrêmes qui habitent Sylvain, « l’homme qui transforme l’adversité en force, celui qui ne baisse jamais les bras, un guerrier résilient qui voit la lumière même dans la souffrance ». 

Sylvain veut vivre chaque instant de sa vie, profiter de tout ce qu’elle peut lui offrir. Il réussit à rire des situations les plus complexes.

« Il ne faut pas juste flasher avec ses mots. Il doit y avoir un sens, une émotion », raconte Yves, son ancien rédacteur. Et l’auteur maîtrise à la perfection cet art d’évoquer et de suggérer des sensations. Il suscite les émotions les plus vives par la force des images, la musicalité de son style, la générosité avec laquelle il se livre. « J’ai été très émue à la lecture d’In extremis. De grandes émotions ont remonté en moi, à un point tel que j’en ai pleuré », confie Fairouz, qui a lu le recueil à plusieurs reprises.

L’auteur se donne complètement dans ses écrits. « Sylvain revient souvent de ses longues séances d’écriture complètement vidé. Il va très loin dans son univers intérieur. C’est très exigeant », nous confie sa complice de vie.

Sylvain écrit et règle des problèmes même pendant un marathon. Courir l’a aidé à écrire. « Pas trop vite. Un kilomètre à la fois. Un chapitre à la fois. Grâce à la course, je suis un meilleur auteur, mon esprit est plus vif », nous confie le marathonien.

Quand la soprano rencontre le poète

« Je ne me trompe jamais de direction quand je prends le métro. Mais cette journée-là, la vie en a décidé autrement. J’ai pris le mauvais quai d’embarquement, et j’ai rencontré l’homme de ma vie. Une personne vivante, qui croque dans la vie », décrit Fairouz, une soprano de calibre international.

Lorsqu’elle décide de produire et d’enregistrer son album intitulé La diva du désert au début de la pandémie, entre deux confinements, c’est Sylvain qui écrit les paroles de la chanson titre. « Il m’a ensuite encouragée à l’adapter en dialecte algérien, ce que j’ai fait. En m’inspirant du texte original, j’ai pu écrire pour la première fois les paroles d’une chanson. Il s’agit d’une pièce très personnelle, dont je suis très fière », explique la chanteuse algérienne.

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Sylvain et sa conjointe Fairouz

Et la suite

Avec Sylvain, on ne parle pas de suite. On parle des suites. La première édition de son recueil a été épuisée en moins de deux semaines. Les commandes s’empilent pour la deuxième édition. Sa traduction en anglais est déjà en cours. Plusieurs autres projets sont à l’étude.

S’il réussit à vous essouffler, de mon côté je ne savais plus où couper dans mes notes. Je n’ai cessé de me répéter que c’est un portrait que je devais réaliser, et non pas une biographie du personnage. Parce que Sylvain Turner est LE personnage qu’il faut avoir l’honneur et la chance de rencontrer.

Yves Parenteau a déjà préparé son épitaphe : « Il n’y a plus rien à dire… il a tout écrit. »


Extrait du recueil In extremis

Prêt à combattre sur tous les fronts, j’enrichis mes encres des larmes de mes pères en me livrant à un rituel dont la noblesse n’a rien à envier au pacte de sang. Je suis de la race des survivants, de ceux et celles qui vont toujours au bout de leur guerre. En quête de rédemption pour les humiliés, les mal-aimés, les abandonnés, j’écrirai.

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Suggestion littéraire

Viens, ne crains rien, dit-il, je suis celui qui t’aidera à traverser toutes les frontières que tu portes en toi. Approche, n’aie pas peur, je te permettrai d’atteindre ces destinations dont tu rêves depuis toujours, ces édens illicites où les serpents se nourrissent du lait des vierges, charmés par les langues de lumière dont s’illuminent les bouches enténébrées des derniers prophètes.

In extremis est le récit d’une guerre intime que le poète se livre dans des territoires assiégés par des personnages d’extrême déroute, où le langage puise sa plus belle lumière dans les encres les plus sombres.

Sylvain Turner est titulaire d’une maîtrise en études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Concepteur-rédacteur, traducteur et chroniqueur à l’émission littéraire Libraire de force, il écrit de la poésie depuis plus de trente ans. Il a publié dans les années 1990, époque où il a participé aux activités de la revue Gaz Moutarde, notamment.

Version en anglais: editionstnt.com/produit/in-extremis-english/

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